A partir de 1880, Cézanne est persuadé que la vision immédiate du monde extérieur est porteuse d’une vérité absolue.
A condition de trouver la « bonne formule », le peintre est, d’après lui, en mesure d’amener à sa plus pure et à sa plus libre expression cette source originaire. N’est ce pas ce qu’il avoue à Emile Bernard en lui expliquant que « les maîtres classiques anciens faisaient le tableau alors que nous (c’est à dire les impressionnistes) tentons un morceau de nature ».
Tout son art peut se résumer à cet effort pour réduire la distance entre l’extérieur et l’intérieur, entre la matière et la forme, entre sa subjectivité de peintre et la nature extérieure.
Un effort particulièrement visible dans la peinture de Paul Cézanne le Pont de Maincy (1882-1885), une toile exposée au Musée d’Orsay où Cézanne s’immerge complètement dans un paysage soigneusement (re)cadré. L’ensemble de cette peinture de Paul Cézanne est ordonné en trois parties, l’eau, le pont et les arbres à l’aide de lignes verticales, obliques et circulaires. L’harmonie des formes, soigneusement «maçonnées», provient des couleurs savamment modulées d’un motif à un autre, passages subtils entre différentes teintes. Le résultat est saisissant de réalisme. En le parcourant, on éprouve une certaine gêne, voire même un malaise.
Cette sensation est due à l’absence de ciel et au caractère opaque de l’eau au centre du tableau, une masse imposante et terrifiante comme une grande bouche d’ombre. En fait, Cézanne a fait disparaître toute fluidité de la nature en construisant un ensemble compact. Il a peint l’immobile et le silence, il a figé les arbres en un rideau de fond et l’eau de la rivière en un bloc massif de minéral. « Et pourtant, selon Gilles Plazy, ce n’est pas l’image d’une absence de vie, d’une mort figée, c’est celle d’un instant dilaté, suspendu, d’un souffle retenu, d’un sommeil mystérieux ».
La toile en question marque un tournant dans l’œuvre de Cézanne. Elle fait office à la fois de révélation et d’aveu d’impuissance. Révélation (déjà pressentie) : la lumière du soleil de Provence donne à la nature son épaisseur temporelle. Aveu d’impuissance : la peinture est un art de l’illusion grâce à la malléabilité intrinsèque de la couleur et grâce aux arrangements de la composition.